Nouvelle crise par les ecrivains
HABER0
Traders cocaïnés, artistes surcotés, hommes politiques déconnectés... “L’Obs” a rencontré quatre romanciers, français ou suisses, qui imaginent la chute imminente de l’économie. Et ça fait froid dans le dos.
Le « printemps arabe », vous vous souvenez? Le romancier suisse Jonas Lüscher (inconnu au bataillon, c’est normal, c’est son premier livre) soutient, lui, que le printemps des barbares est pour demain. Qui sont les sauvages en question ? Des petits gars «surcokés», britanniques pour la plupart, dont le salaire démentiel leur permet d’acheter à peu près tout, sauf une personnalité.
L’un de ces traders se retrouve en Tunisie dans un resort de luxe pour célébrer son mariage, avec l’armada que ça suppose: fiancée, parents, beaux-parents et une soixantaine de collègues qui, au milieu des sables du désert, se désaltèrent au Dom Pérignon. Propriétaire de la société Prixxing, fondée par ses ancêtres, le Suisse Preising, qui a abandonné la direction de l’entreprise à un ex-Yougoslave ambitieux, est justement en voyage d’affaires en Tunisie. Il passe quelques jours dans le cinq-étoiles en question, où les préparatifs de la fiesta l’intéressent moins que la mère du futur, une Anglaise séduisante que son mari universitaire ne cherche qu’à tromper.
1. L’ANGLETERRE EN FAILLITE
Pendant que les buffets se préparent et que l’on fait, sous le regard des autochtones consternés, des bombes dans la piscine avec une bouteille de bière dans chaque main, les nouvelles de Londres arrivent sans rien présager de bon. Mais qu’importe, l’heure est au mariage, au flirt, à la luxure et à la poésie. Ce n’est que le lendemain de la fête que la cuite, déjà sévère, prend des allures de coma éthylique renforcé: l’Angleterre est en faillite, et la livre sterling ne vaut plus un kopeck. Stupeur chez les noceurs, qui peinent à réaliser que leur carte de crédit, qui hier encore leur aurait permis d’acquérir le palace tout entier, ne les autorise plus à régler, dans le minibar, une bouteille de Perrier.
Le week-end nuptial se termine ainsi en tragédie internationale: «Dans une longue caravane, traînant derrière eux leurs valises, les Anglais partaient sur la route qui s’enfonçait droit dans le désert, tel l’ancien peuple d’Israël, chaîne d’ombres vacillantes sur le sable rougeoyant.» Les Britanniques, ruinés comme les Grecs ! Même si le livre a été écrit avant la crise européenne, Jonas Lüscher confirme qu’il n’y a pas de fumée sans feu:
Nous n’avons pas tiré les leçons de la dernière crise économique de 2007, dont la tragédie grecque est la conséquence, explique-t-il à “l’Obs”. Quelques efforts ont été faits, pour mieux réguler les flux financiers, mais le système lui-même a été insuffisamment réformé.
Les agences de notation ont toujours autant de pouvoir. Quant aux fonds d’investissement, aucun contrôle ne leur a été imposé. La taxe européenne sur les transactions financières, qui seule pourrait limiter les flux incessants, reste un vague projet.
Enfin, la plupart des grandes banques sont impliquées dans des scandales, ou poursuivies pour pratiques frauduleuses. Regardez ce qui vient de se passer au Royaume-Uni : le gouvernement conservateur vient de se débarrasser du patron de la commission de régulation, et il a diminué les taxes dans le secteur financier.»
Jonas Lüscher (©Lüscher)
Rien d’étonnant, donc, à ce que le romancier suisse, qui a travaillé dans la presse et le cinéma, ait vu, pour les banquiers de sa fable, l’avenir en noir: «le Printemps des barbares» aurait-il connu pareil succès (dix traductions en cours) s’il n’avait tapé aussi juste?
Avec un merveilleux humour et une subtilité de tous les instants, Lüscher raconte la brutale transformation des jeunes loups de la City en barbares sans foi ni loi, capables de fracturer les frigos en cuisine pour dérober la nourriture qu’ils ne peuvent désormais plus s’offrir, ou d’éventrer un chameau (l’animal avait pourtant servi à acheminer la mariée vers son futur époux) pour le passer à la broche, le barbecue en question provoquant du reste un gigantesque incendie dans la palmeraie. Manière, pour Lüscher, d’annoncer que le pire est encore à venir : «Le prochain désastre financier n’est peut-être pas si éloigné. Et nous n’y sommes pas préparés», ajoute-t-il.
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Des économistes prédisent la troisième crise financière2. “CRÉTINISATION” DANS L'ART
Dans « Effondrement », Alain Fleischer n’est pas en reste. Mais c’est le marché de l’art qui constitue, selon lui, le plus probant indice de la fragilité de notre société. Pianiste virtuose, Simon Pinkas hérite un jour des trésors de son père milliardaire qu’il a très peu connu, propriétaire de la plus grande collection d’art contemporain du monde. Sauf que, pour Simon, les plus grands artistes du moment sont des imposteurs, et leur art, une supercherie.
L’artiste-crétin dont on parvient à faire vendre suffisamment cher une oeuvre stupide finit par crétiniser son marchand, puis son premier collectionneur, et la crétinisation s’amplifie encore lorsque le mécanisme s’emballe et que le premier acheteur revend l’oeuvre stupide quelques mois plus tard, dix, vingt ou cent fois le prix auquel il l’a acquise.»
Simon décide de tout vendre d’un coup, au risque de provoquer l’effondrement du marché ainsi qu’une tempête financière sans précédent. Sans doute Fleischer va moins loin que son héros dans sa critique radicale de l’art d’aujourd’hui. Il est vrai qu’il le soutient aussi, au Fresnoy notamment, ce laboratoire d’art contemporain dont il est le directeur, et qu’il a hissé au meilleur niveau.
Je peux, nous dit-il, partager certains des points de vue de mon personnage, de ses analyses sur l’art contemporain, mais surtout sur ce qu’on appelle le marché de l’art. L’art devenu marchandise et son marché devenu l’une des plus importantes bulles spéculatives produisent des valeurs aussi fictives et éphémères du point de vue économique que du point de vue de l’histoire de l’art. Le trompe-l’oeil é la boré par le marché de l’art qui fait artificiellement grimper la cote et la renommée de certains artistes produit un phénomène de crétinisation du milieu de l’art et du public, et cela au détriment des artistes.»
Alain Fleischer (©Boris Horvat/AFP)
Reste que, pour Fleischer comme pour Lüscher, nous dansons sur un volcan. Mais, contrairement à l’écrivain suisse qui a pris le parti d’en rire, cette fragilité de nos sociétés est surtout, pour l’auteur d’«Effondrement», beau roman que le caractère tourmenté de son héros rend plus fiévreux encore, un sujet de consternation.
Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc, explique Fleischer, pour comprendre que les agissements de minorités – voire d’individus –, seulement animées par l’appât du gain et du pouvoir, ne profitent qu’à elles seules en cas de succès, alors qu’elles font partager les frais par la société tout entière en cas d’échec et de désastre. Je suis frappé par une sorte d’irresponsabilité générale, politique, économique et financière – sans parler de l’irresponsabilité écologique, culturelle... et de l’impunité dont bénéficient les irresponsables de tout grade.»
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Mais que cherchent les artistes contemporains?3. KERVIEL EN SUISSE
Dans « Montecristo », le romancier suisse Martin Suter imagine quant à lui l’effondrement du système bancaire : Jonas Brand, journaliste et vidéoreporter, met un jour la main sur deux billets de 100 francs suisses rigoureusement identiques, à commencer par les numéros de série qui, en théorie, ne peuvent jamais l’être. Alerté par cette curieuse anomalie, Brand retrousse ses manches d’enquêteur au péril de sa vie.
C’est qu’il a découvert, sans le savoir, une escroquerie dont le principal instigateur est l’Etat luimême : Paolo Contini, un trader à la Kerviel, a sérieusement entamé, par l’effet d’opérations boursières malencontreuses, les réserves en liquidités de la première banque nationale.
Les autorités suisses décident donc, dans le plus grand secret, de faire marcher la planche à billets. Une situation qui, si elle était connue du grand public, pourrait provoquer une implosion du système, sinon une révolution au pays du secret bancaire.
J’ai cherché, explique Suter, un fait minuscule qui pourrait avoir des conséquences énormes. Et je suis tombé sur cette idée de deux numéros identiques sur des billets de banque.»
Martin Suter (©Torsten Silz/AFP)
Dans ce roman passionnant de bout en bout, Suter ébranle quelques certitudes et pose de vraies questions.
Il y a une part d’exagération littéraire, poursuit-il. Mais la faillite d’une grande banque, comme celle que je raconte, pourrait se produire. C’est pour l’éviter que les banques grecques, il y a quelques mois, ont fermé. J’ai lu qu’une grande banque chinoise en difficulté avait même disposé des montagnes de billets derrière ses guichets pour rassurer les gens.»
Pour l’auteur de « Small World », la situation grecque dépasse, en tout cas, la plus inventive des fictions. Comme pour Jonas Lüscher, qui confie être profondément ébranlé par la situation en Europe :
Je me sens proche des Grecs. En réalité, deux visions du monde s’affrontent, sur les plans économique et politique. Et tout laisse à penser que le clan conservateur et néolibéral ait triomphé de l’autre. Ce qui veut dire une Europe moins démocratique, moins sociale, et plus nationaliste. Le plus triste est que tout a été mal géré, et que les décisions, des deux côtés, se sont faites sur des considérations idéologiques, davantage que sur des jugements pragmatiques.
D’un côté, le ministre des Finances allemand a été borné, froid, efficace, et Angela Merkel a montré qu’elle n’avait aucune vision pour le futur de l’Europe. Force est d’ailleurs de reconnaître que l’opposition française a été faible.
De l’autre, le gouvernement grec a fait beaucoup de tort à la démocratie en organisant ce référendum sans tenir compte de son résultat. La Grèce a été dominée pendant des décennies par une classe politique incapable, la société civile y est sous-développée. Au final, je crains surtout que le gouvernement actuel ne fasse davantage partie du problème que de sa solution.»
Alors, tous aux abris ? Pour Fleischer, le désastre tient d’abord au fait que la culture, dans notre société, est renvoyée aux oubliettes.
C’est une grave faute politique que de sous-estimer la culture, et de la faire passer au dernier rang des préoccupations. Il y a bien là un effondrement de l’image que se fait d’elle-même une société, une nation.»
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"L'Europe ne devrait pas tenir très longtemps"4. “MACRON, CASTREUR DE DINDONS”
Dernier écrivain qui, en cette rentrée, joue à se (et à nous) faire peur, Gérard Mordillat tire à vue, dans son nouveau roman, sur la France dirigeante des années 2015. Et les socialistes, dans cette farce pétaradante et drôle de l’auteur prolifique de «Vive la Sociale !», ne sont pas les moins bien servis.
Anciens copains qui jouaient au foot ensemble, Kowalski, l’Enfant-Loup, Dylan ou encore Hurel décident de se retrouver, bien des années plus tard. Kowalski vient de se faire virer de sa boîte. Il s’est retiré dans un coin perdu de Dordogne où il vit comme un paria, après que sa femme l’a quitté, que son syndicat lui a tourné le dos et que sa réputation de fort en gueule a mis à mal ses velléités de retrouver du boulot. L’Enfant- Loup, lui, est garagiste, et Dylan, professeur d’anglais.
Les femmes du roman ? Elles sont fières, tapageuses, flamboyantes, de leur temps. Si tous décident de former un commando clandestin, c’est qu’ils sont écoeurés par les déclarations ultralibérales d’un journaliste de droite, Pierre Ramut, qui signe des papiers anti-35 heures dans l’hebdomadaire «Valeurs françaises».
C’est ainsi qu’ils décident de le kidnapper, non pour le tuer, mais pour le faire trimer dans les conditions mêmes qu’il prône: quarante-huit heures de boulot par semaine, payées à un tarif qui ferait même grogner un travailleur chinois. Aussitôt dit, aussitôt fait: voici Ramut obligé, malgré ses protestations, de faire six cents trous à l’heure, à l’aide d’une perceuse à colonne, pour payer ses pauvres repas.
Gérard Mordillat (©Giniès/Sipa)
Pour Mordillat, le smic obligatoire pourrait être imposé, en France, à nombre de personnalités.
On pourrait lancer, propose-t-il, une grande consultation populaire afin que les Français se prononcent sur les nouvelles affectations d’un certain nombre de personnalités. Personnalités dont tous les biens seraient saisis et qui ne garderaient pour vivre que le produit de leur travail.
Entre autres : François Hollande (redresseur de copeaux chez Fourien, rue du Repos), Emmanuel Macron (castreur de dindons dans un abattoir industriel), François Rebsamen (chômeur longue durée condamné à des travaux d’intérêt général à un euro de l’heure), l’adjudant Valls (accordeur de castagnettes), Nicolas Sarkozy (dans les égouts), Christine Lagarde (caissière en horaires “flexibles” dans un supermarché ouvert tous les jours, même le dimanche), Nadine Morano (bonne à rien faire), les Le Pen habitués à hériter du travail des autres sans jamais rien faire (saisonniers agricoles) et, last but not least, MM. Gattaz, Bolloré, Arnault, Pinault, Tapie, Séguéla, sans oublier tous ces tailleurs de bavette médiatiques qui parlent et écrivent sans savoir ce que travailler veut dire et n’ont que mépris pour les salariés.»
Comme Lüscher en Suisse, Mordillat soutient que la société capitaliste montre de sérieux signes de fatigue :
Avec – pour qui sait compter – plus de 6 millions de chômeurs ; plus de 9 millions de personnes qui vivent avec moins de 800 euros par mois, selon l’Insee ; la désespérance de voir un gouvernement soi-disant ’’socialiste’’ mener une politique ultradroitière sur le plan des libertés publiques et ultralibérale sur le plan économique ; le fait de privilégier les rentiers contre les salariés ; d’aggraver la destruction des services publics entamée par le gouvernement précédent ; de détruire le Code du Travail ; d’embrasser sur la bouche les représentants du Medef, les banquiers, Serge Dassault et consorts ; de condamner les classes populaires à “l’austérité’’ tandis que les fortunes de quelques-uns atteignent des sommets vertigineux. Pour que cette situation explosive explose, une seule question : d’où viendra l’étincelle?»
Didier Jacob
LIRE
"Je ne prophétise pas la guerre civile en France, mais..."A LIRE
Le Printemps des barbares, par Jonas Lüscher, traduit de l’allemand par Tatjana Marwinski, Autrement, 200 p., 17,50 euros.
Effondrement, par Alain Fleischer, Cherche Midi Editeur, 320 p., 18,50 euros.
Montecristo, par Martin Suter, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgois Editeur, 340 p., 18 euros.
La Brigade du rire, par Gérard Mordillat, Albin Michel, 520 p., 22,50 euros.
BIOS EXPRESS
Né à Zurich (Suisse) en 1976, Jonas Lüscherest diplômé de l’Ecole supérieure de Philosophie de Munich.
Né à Paris en 1944, Alain Fleischer est cinéaste, photographe et écrivain.
Né à Zurich (Suisse) en 1948, Martin Suter a débuté dans la publicité. Il est l’auteur de nombreux romans, dont «Small World» en 1997. Il a vécu de nombreuses années à Ibiza et au Guatemala.
Né à Paris en 1949, Gérard Mordillat est romancier et cinéaste. Il a soutenu le PCF, le Front de Gauche et Jean-Luc Mélenchon.
LIRE
L'essentiel de la rentrée littéraireParu dans "L'Obs" du 3 septembre 2015.
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