Une guerre de trop
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Blocus, bombardements, enquête judiciaire… Le pays replonge dans son conflit avec les Kurdes, moins de deux mois avant les élections législatives anticipées.
C’est la crise dans la crise ; une guerre de plus, la guerre de trop au cœur d’une région déjà ravagée par tant de conflits. Depuis près de deux mois, la Turquie est repartie à l’offensive contre le PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, ravivant un conflit que l’on pouvait croire en bonne voie de règlement après avoir fait quelque 40.000 morts.
Les pages des réseaux sociaux turcs voient défiler les photos de dizaines de victimes des deux camps, de jeunes hommes pour la plupart, pleurés par des familles qui renouent avec les funérailles sans fin des années 1990. Ces derniers jours, la ville de Cizre (120.000 habitants), à la frontière syrienne, a même vécu un blocus généralisé par l’armée turque, avec bombardements et tirs de snipers. Des scènes qui évoquent Kobane, la ville kurde syrienne martyre qui était assiégée par les djihadistes de Daech.
Sauf que nous sommes en Turquie, un pays de l’Alliance atlantique, candidat (l’est-il encore ?) à l’entrée dans l’Union européenne. Pourquoi ce réveil brutal d’un conflit certes non résolu, mais dans lequel les armes s’étaient tues ?
UNE ENQUÊTE POUR "INCITATION À LA VIOLENCE"
Il faut remonter, non pas à l’attentat sanglant de Suruç du 20 juillet, qui a déclenché la double offensive turque contre le PKK et contre Daech, mais aux élections législatives du 7 juin : ce scrutin a vu l’AKP, le parti islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, rater la majorité absolue qu’il visait, et le HDP, le Parti démocratique des Peuples, dépasser la barre des 10% des voix nécessaires pour entrer au Parlement.
Le HDP, dirigé par Selahattin Demirtas, un Kurde de 42 ans, a réussi le tour de force de sortir de son périmètre ethnique kurde et de ses revendications identitaires pour fédérer toutes les causes hostiles à l’AKP (femmes, écologie, minorités ethniques et religieuses, jeunesse urbaine). Cette coalition des réfractaires à l’autoritarisme croissant du pouvoir a réussi à bloquer le rêve d’Erdogan de changer la Constitution pour établir un régime présidentiel à son profit.
"Notre seule faute est d’avoir obtenu 13% des voix", a déclaré le charismatique chef du HDP fin juillet, après la reprise des hostilités contre les forces kurdes, et l’ouverture d’une enquête contre lui pour "incitation à la violence". Ces 13% de voix que le président turc va essayer d’annihiler lors des élections anticipées qu’il a convoquées pour le 1er novembre, faute d’avoir pu former un gouvernement.
UN PRÉSIDENT SANS BOUSSOLE
Erdogan a-t-il, comme le lui reprochent ses détracteurs, déclenché une guerre dans le seul but de gagner des élections ? C’est sans doute une partie de l’explication, mais elle est un peu courte. C’est toute la vision régionale du président turc qui est en jeu et qui est contrariée par l’émergence kurde depuis 18 mois : en Irak, où les peshmergas ont été les seuls initialement à résister à la poussée de Daech ; en Syrie, où les alliés du PKK contrôlent les zones kurdes du Nord ; et en Turquie dans les urnes.
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Erdogan a longtemps semblé laisser monter Daech dans le seul but de contrecarrer l’émergence kurde. Aujourd’hui, il bombarde ces djihadistes-là, et soutient activement ceux du Front Al- Nosra, le groupe issu d’Al-Qaida devenu l’une des principales forces de la rébellion syrienne.
Erdogan se voulait il y a peu le nouveau "sultan" de la Turquie moderne, surfant sur une économie en croissance et une influence régionale grandissante. Ce rêve s’est effondré : le président semble sans boussole, ajoutant de la guerre à la guerre dans une fuite en avant insensée, dont les Turcs eux-mêmes sont les premières victimes.
Pierre Haski
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