Bruxelles Korner
Kadir Duran
Chypre du Nord : l’oubli stratégique de l’Europe
Par Kadir Duran – Chroniqueur
Le dernier sommet entre l’Union européenne et les pays d’Asie centrale – Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan et Turkménistan – s’est achevé sur une déclaration de principes qui, à première vue, confirme les priorités géopolitiques de Bruxelles : sécurité énergétique, diversification des partenariats, projection vers l’Est. Mais en filigrane, ce sommet en dit long sur les angles morts de la politique étrangère européenne. Et parmi eux, l’un des plus persistants : la question chypriote.
En réaffirmant son attachement aux résolutions des Nations unies, l’Union a de nouveau validé – sans surprise – la position officielle selon laquelle seule la République de Chypre, membre de l’UE, représente légitimement l’ensemble de l’île. Mais à travers cette ligne diplomatique figée, c’est l’existence même de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) qui est niée. Une entité pourtant bien réelle, dotée d’un gouvernement, d’institutions, d’une économie et d’une jeunesse. Un État de facto, diplomatiquement invisible, mais vivant.
Un silence qui en dit long
La réaction du président Ersin Tatar, dénonçant les « mots durs » visant les États turciques, résonne comme un rappel à la réalité :
« Ces États sont nos États frères ! En un sens, nous sommes les enfants d’une même nation. »
Un message double : destiné à Ankara, bien sûr, mais aussi à Bruxelles, dont le double jeu diplomatique devient de plus en plus évident. Car pendant que l’Europe négocie des corridors logistiques, convoite les terres rares et noue des accords de partenariat avec les États d’Asie centrale, elle balaie d’un revers de main l’existence politique de Chypre du Nord. Une hypocrisie stratégique devenue presque routinière.
Chypre, fracture européenne
L’île de Chypre reste l’un des plus vieux conflits gelés d’Europe. Une division inscrite dans le paysage, figée dans le béton des lignes de cessez-le-feu, mais aussi dans les esprits. Depuis l’invasion turque de 1974 – réponse violente au coup d’État pro-enosis orchestré par la junte grecque – l’île vit coupée en deux. En 2004, l’Union européenne a choisi d’intégrer cette fracture en accueillant la République de Chypre, tout en laissant la partie nord dans une zone grise du droit international. Une décision symbolique, mais sans lendemain.
Le plan Annan, soutenu par les Chypriotes turcs mais rejeté par le sud, aurait pu marquer un tournant. Au contraire, il a acté le déséquilibre : l’Europe a récompensé le rejet et ignoré le consentement. Depuis, plus rien. Le statu quo arrange tout le monde, sauf ceux qui y vivent.
Chypre du Nord n’est pas une illusion
Oui, la RTCN est sous forte influence turque. Oui, elle souffre d’un isolement économique et diplomatique. Mais elle n’est pas une fiction. Elle fonctionne, elle se développe, elle construit son avenir avec les moyens dont elle dispose. Feindre qu’elle n’existe pas, c’est non seulement nier une réalité géopolitique, mais aussi renforcer les tensions. Car la paix ne naîtra jamais du déni.
L’Europe se targue d’être une puissance normative, une force de paix et de dialogue. Mais comment le croire, quand elle tourne le dos à une partie de son propre voisinage, simplement parce qu’il ne rentre pas dans le cadre qu’elle a choisi ?
Une question de cohérence
Aujourd’hui, l’Union européenne regarde vers l’Asie. Et elle a raison. Les enjeux y sont majeurs : gaz naturel, routes de la soie, rivalités sino-russes, indépendance énergétique. Mais une puissance qui se respecte ne peut pas bâtir sa politique extérieure à géométrie variable. Elle ne peut pas défendre les droits des minorités à Tashkent tout en les oubliant à Nicosie. Elle ne peut pas signer des accords de partenariat avec les États turciques tout en dictant, à travers des clauses ambiguës, ce qu’ils doivent penser du conflit chypriote.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans les récents accords conclus avec l’UE, plusieurs États turciques ont signé des engagements qui font référence aux résolutions de l’ONU… sans toujours en mesurer les implications politiques. Le président Tatar a mis en garde : ces accords sont peut-être les chevaux de Troie d’une stratégie européenne visant à contenir l’influence de la RTCN au sein de l’Organisation des États turciques (OET), où elle a obtenu un statut d’observateur depuis 2022.
Le vrai visage du jeu européen
La partie grecque de Chypre, membre de l’UE, bénéficie naturellement d’un soutien sans faille de Bruxelles. Mais ce soutien s’apparente de plus en plus à une carte blanche. Pendant ce temps, la voix des Chypriotes turcs est étouffée. Leurs droits sont marginalisés. Leurs institutions ignorées. Leur avenir européen sacrifié sur l’autel d’un conformisme diplomatique.
Et l’Europe, tout en appelant au dialogue, multiplie les clins d’œil vers des États qui partagent pourtant langue, culture et histoire avec la RTCN, dans l’espoir de couper court à toute forme de reconnaissance ou d’intégration régionale.
Une Europe amnésique ne construira pas la paix
Reconnaître la complexité chypriote ne signifie pas valider l’occupation ou renier le droit international. Cela signifie comprendre que les solutions simplistes et les silences opportunistes ne mènent nulle part. Cela signifie, surtout, que la paix ne viendra pas en effaçant Chypre du Nord des cartes officielles.
La vraie question n’est plus : pourquoi Chypre du Nord n’est-elle pas reconnue ?
Mais : combien de temps encore l’Europe va-t-elle faire semblant qu’elle n’existe pas ?
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