Alexis Théas est juriste et universitaire.
Le rétablissement des contrôles aux frontières par l'Allemagne, sous l'impact de l'afflux de réfugiés, aura des conséquences inéluctables et profondes sur l'application du principe de libre circulation en Europe et sur la politique commune de l'immigration européenne. A cet égard, l'Europe vient de connaître un tournant décisif.
Jusqu'au milieu des années 2000, la libre circulation, fondée sur l'accord de Schengen de 1985 et sa convention d'application de 1990, entrée en vigueur en 1995, relevait de la pleine souveraineté des Etats. Ces derniers ont supprimé leur contrôles aux frontières intérieures, entre eux et se dont dotés d'outils communs pour contrôler la frontière extérieure, entre l'Europe et le reste du monde. Mais il était acquis, sur la base de l'article 2§2 de cette convention, que chaque Etat pouvait à tout moment rétablir ses contrôles aux frontières avec ses partenaires européens s'il le jugeait nécessaire pour sa sécurité, son ordre public, sans devoir se justifier.
Tout a radicalement changé avec le traité d'Amsterdam signé le 2 octobre 1997. Dès lors, le principe de libre circulation était intégré dans le droit communautaire. Il a fait l'objet d'un réglement européen du 15 mars 2006, dit «code des frontières Schengen», d'une rigueur draconienne, révisé à plusieurs reprises dans un sens toujours plus tatillon et bureaucratique.
Aujourd'hui, l'extraordinaire verrou bureaucratique instauré par Bruxelles sur le rétablissement des contrôles aux frontières internes a clairement volé en éclat sous la pression de la crise des migrants.
Ce règlement, à la suite notamment de modifications introduites en 2014, prévoit dans ses articles 23 et 24, qu'un Etat peut rétablir ses contrôles en cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure. Or, cette mesure s'applique dans des conditions extrêmement réglementées. En cas de nécessité immédiate, elle peut être décidée de manière unilatérale par un Etat pour une période de 10 jours renouvelable une fois. La Commission vérifie que la motivation de l'Etat est justifiée et saisit la Cour de justice si elle l'estime excessive pour sanctionner l'Etat concerné.
Or, ce code frontière, tel qu'il est rédigé, exclut la possibilité pour un Etat de rétablir unilatéralement ses contrôles dans le cas d'un afflux migratoire. Il limite implicitement la notion de menace grave pour la sécurité intérieure ou l'ordre public aux seuls faits de violences (terrorisme, émeute, hooliganisme, etc.) En effet, il prévoit dans son article 26 un régime spécifique en cas de défaillance de la frontière extérieure et d'arrivée massive de populations. Dans cette hypothèse - celle de l'Allemagne aujourd'hui - la décision de rétablir les contrôles aux frontières ne peut en aucun cas être unilatérale mais doit être autorisée dans le cadre d'une procédure communautaire, par le Conseil des ministres sur demande de la Commission...
Il n'est pas exagéré de parler d'une révolution dans l'application de Schengen et d'un tournant majeur pour la politique européenne de l'immigration.
La Commission s'est d'ailleurs jusqu'à présent vivement opposée à ce qu'un Etat utilise unilatéralement le rétablissement des contrôles aux frontières interne pour des raisons tenant à l'immigration. Au printemps 2011, elle avait fustigé la France et l'avait menacée de lourdes sanctions à la suite de mesures de contrôles de la frontière à Vintimille faisant suite à un afflux de Tunisiens. De même, quand le Danemark a rétabli des contrôles au cours de la même année, la Commission, comme l'Allemagne, s'en étaient offusquées et l'avaient obligé à renoncer à cette décision.
Aujourd'hui, l'extraordinaire verrou bureaucratique instauré par Bruxelles sur le rétablissement des contrôles aux frontières internes a clairement volé en éclat sous la pression de la crise des migrants. Face à des évènements d'ampleur historique, la décision de l'Allemagne de rétablir unilatéralement ses contrôles, qui laisse la Commission tétanisée, sans voix, crée un précédent sur lequel il ne sera plus jamais possible de revenir. Les articles 24, 25 et 26 du code Schengen, d'une complexité et d'une méticulosité buraucratique qui font froid dans le dos, viennent de sombrer face aux réalités. De facto, le monstre froid du code Schengen, notamment l'article 26 qui conditionne le rétablissement des contrôles aux frontières dans une situation migratoire d'urgence à une décision de Bruxelles, ne pourra plus être invoqué, sauf à créer une inégalité inacceptable en faveur de l'Allemagne, une injustice qui signifierait un coup mortel porté à l'Union européenne. En attendant, la logique qui voit le jour n'est pas forcément la disparition de Schengen, mais le retour à une vision de la libre circulation plus réaliste et respectueuse de la souveraineté des Etats, leur permettant, en cas de nécessité, à leur seule appréciation, de rétablir leurs contrôles aux frontières internes pour des raisons tenant au contrôle de l'immigration. Il n'est pas exagéré de parler d'une révolution dans l'application de Schengen et d'un tournant majeur pour la politique européenne de l'immigration.
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